Près de quatre mois se sont écoulés depuis la dernière fois où j’ai posé des mots sur ces pages vierges. Quatre mois au cours desquels j’ai observé la succession quotidienne d’évènements toujours plus farfelus. L’an 1 de l’ère du jasmin ne sent pas forcément la rose. Les clivages s’intensifient sur bon nombre de sujets : politique, société, identité, religion, culture… Les débats ont vite laissé place aux confrontations frontales, au dénigrement et aux bassesses.
Les tunisiens sont incertains quant à l’avenir ; une incertitude alimentée par l’incapacité des réseaux d’informations à se défaire de leurs approches subjectives et de leurs petits calculs malhonnêtes. Il est clair qu’entre l’amateurisme des médias traditionnels et les déjections facebookiennes des pages « révolutionnaires », il y a maintes raisons de se sentir perdu. Au-delà du foisonnement frénétique de news saugrenues, il y a, à mon avis, un phénomène qui témoigne de l’enlisement de ces canaux informatifs : le recours à une terminologie arbitraire et très souvent ségrégationniste.
Cette manie d’évoquer les choses en employant des désignations particulières, a débuté tout juste après le 14 janvier. Il est tout à fait normal que l’euphorie de la révolution apporte avec elle son lot de termes. Ainsi, c’est avec délectation que l’on a usé des termes « déchu » (المخلوع) pour désigner l’ancien despote, ou encore (البائد) pour souligner l’effondrement du régime. Puis on a fait l’éloge de la révolution « bénie », (المباركة) et « glorieuse » (المجيدة) et de ceux qui se sont battus pour le travail, la liberté et la dignité (ابطال الثورة). On s’est méfié des « intrus » (المندسين) on a parlé de miliciens (الميليشيات), des bandes cagoulées (العصابات الملثمة), on s’est cloîtré lors du couvre-feu (حضر جولان) et on a vainement cherché les snipers (القناصة).
Mais au fil des mois, nous nous sommes inexorablement cantonnés et cloisonnés dans un jargon « révolutionnaire » stéréotypé ; les belles paroles scandées par cette jeunesse désespérée ont perdu de leur éclat pour se transformer en credo désuet. Matraquée par des opportunistes sans scrupules (الركوب على الأحداث) et d’anciennes figures du régime de Ben Ali, la terminologie du 14 janvier s’est muée en nuisance, imprégnée d’une connotation malsaine qui nous rappelle les anciennes méthodes de désinformation : (ثورة التغيير و الإنتقال للفرح الدائم) la révolution du changement et de la transition vers le bonheur perpétuel.
Après les élections de l’assemblée constituante, le phénomène s’est encore plus aggravé. Les enjeux électoralistes ont imposé aux tunisiens une confrontation féroce. Depuis des mois, une bataille de désinformation et de diffamation fait rage sur les réseaux sociaux. Une nouvelle terminologie est apparue sur les pages facebookiennes, avec deux objectifs primordiaux : décrédibiliser et salir les opinions divergentes dans un premier temps, pour ensuite faire la chasse aux « Likes », attirer une grosse audience et concrétiser une logique mercantile. Cette terminologie particulière est attisée principalement par la « lutte » identitaire. Les « défenseurs » de l’identité arabo-musulmane, les rats d’Ennahdha (جرذان النهضة), les ignorants (المتخلفين), les obscurantistes (الظلاميين), les collabos du Qatar (عملاء قطر), les partisans du « espèce de mécréant » (أصحاب التكفير و التكبير), les barbus (البولحية), les bandes salafistes terroristes (العصابات السلفية الإرهابية) s’opposent aux « droit-de-l’hommistes », les déchets de la francophonie (حثالة الفرنكوفونية), les orphelins de Ben Ali (ايتام بن علي), les résidus du régime déchu (بقايا النظام البائد), les sionistes maçonniques (الصهاينة الماسونيين), les partisans de Aânnaqni (en référence à la manifestation Aâtaqni) (أحباء عنقني), les 0,..% (جماعة الصفر فاصل), la saleté laïque ennemie de l’Islam (الشلائكية عدوة الإسلام).
Ce que je déplore le plus, c’est l’intégration de cette bassesse terminologique dans l’imaginaire collectif tunisien. La population a conféré inconsciemment une vraie portée à ce jargon de déni. Pire encore, les fameux médias tunisiens, connus pour leur tact et leur respect de la déontologie, se sont emparés de ces codes (certes utilisés de manière indirecte). On catégorise les individus, dans cette Tunisie post-révolution. On se permet d’utiliser le terme « barbu » (ملتحي) (Attention : lien Business News !) pour désigner une personne. Et pourtant je n’ai lu nulle part le mot « imberbe » pour décrire le protagoniste de tel ou tel fait de l’actualité. Le président de la république Moncef Marzouki, qui lui-même a hérité de la mention « temporaire » (المؤقت), catégorise la gente féminine et instaure le clivage niqabées, voilées et non-voilées (المنقبات و المحجبات والسافرات).
Plus d’un an après la fuite de Ben Ali, les réflexes hérités sous l’ancien régime persistent encore avec une mentalité « virage de stade » qui s’est malencontreusement superposée à des sujets déterminants pour l’avenir du pays. On voit aujourd’hui une Tunisie en patchwork ; mais au lieu de fêter la diversité d’un peuple et la richesse de ses origines, on fustige la différence et on dénigre ceux qui ont une opinion divergente. Une chose est sûre, le futur nous apportera sans doute de nouvelles terminologies qui, encore une fois, influeront sur l’évolution de ce pays.